L'hiver revient. Les dernières plaques de gazon sont maintenant recouvertes d'un bon 15 cm de neige folle. Après l'université il y a deux semaines, la session commence lundi au cégep. Un bel horaire, que des cours le matin. Je suis lève-tôt, ça me va. Quant à mes jeunes, je suis moins sûr. Un pétard qui explose dans une classe à 8h30 peut-il être considéré comme un outil pédagogique ?
***
Il est plus que temps de revenir à cette série amorcée il y a un mois voici donc trois auteurs qui ont été importants dans ma vie.
Le cégep a été pour moi un moment où j’ai fait beaucoup de lectures qui ont formé mes idées. Je dois à mes cours de philo d’avoir découvert Lewis Mumford. Non pas qu’on l’ait étudié mais parce que la revue Critère animée à l’époque par Jacques Dufresne avait organisé un concours d’écriture sur les questions urbaines qui m’intéressait. C’est parcourant ce numéro que j’ai découvert le classique de Mumford qu’est La cité dans l’histoire (The city in history) et renoncé à écrire ce texte. Dans ce livre, faisant l’histoire des villes et de l’urbanisme, il plaide pour un retour à l’échelle humaine, pressentant le saccage qu’entraînait l’automobile ou l’inhumanité des idées modernistes de Le Corbusier et consorts.
Son dernier grand livre, The myth of the machine (horriblement traduit en français) m’a encore plus impressionné. C’est un livre pessimiste où il ne condamne pas tant la technique en elle même que sa manipulation intéressée par ce qu’il appelle la mégamachine, vaste conglomérat des intérêts financiers militaires, industriels et politiques qui n’a d’autre fin que de se reproduire et d’élargir son emprise. Il en résulte une déshumanisation du monde, une croissance qui ne tourne que pour elle-même. Disons que depuis quarante ans que ce livre a été écrit les faits ne lui ont pas donné tort. Oui, grâce à internet l’information circule et n’a jamais été aussi accessible, mais je me demande si cette omniscience virtuelle ne cache pas une plus grande ignorance du monde réel. Malgré son pessimisme, il conclut « But for those of us who have thrown off the myth of the machine, the next move is ours: for the gates of the technocratic prison will open automatically, despite their rusty ancient hinges, as soon a we choose to walk out » C’est un principe qui m’a toujours guidé.
Mon premier contact avec l’œuvre de Raoul Blanchard s’est fait de la pire manière possible. Après une année mouvementée, le collège où j’ai fait mon secondaire 3 m’avait obligé à reprendre quelques travaux de session. Je ne l’ai finalement pas fait, ce qui m’a valu un changement d’établissement, par ailleurs bénéfique. Parmi ces pensums, il y avait celui de résumer la synthèse des Études canadiennes de Raoul Blanchard qu’était le Canada-Français version 1960. J’ai lu le livre avec passion mais on comprendra que de résumer les 300 pages d’un livre qui en fait la synthèse de 1500 était au dessus des forces d’un ti-cul de 14 ans. Sans le savoir, mon prof de géo incompétent avec qui je m’étais chicané a confirmé ma passion pour toutes les choses géographiques. La prose de Blanchard avait aidé. Ce disciple de Péguy a une bonne plume, comme bien des géographes de son époque. Il avait le tour de dynamiser de longues énumérations de faits ou de données pour en arriver à en tirer le trait original, celui qui donne un sens. Ajoutez-y un don de la métaphore qui tue et vous aurez une description des collines montérégiennes qui sont comme « un lâche troupeau de pachydermes étalés dans la plaine de Montréal » et vous avez là un modèle d’analyse géographique jamais ennuyeuse à lire.
Bien des années plus tard, alors que je débutais mon bacc en géographie, mon frère a suggéré à mon père de me donner pour mon anniversaire la série des cinq gros volumes de Blanchard sur le Canada-Français. C’est le plus beau cadeau que j’aie eu. Je les ai savourés tout l’été, ce qui les a bien abimés mais m’a rendu assez incollable sur la géographie québécoise. Je rêve un jour d’avoir le temps, l’énergie et la discipline (!) pour rajeunir cette magistrale étude qui n’est guère plus lue que par les historiens. À une époque où les géographes se surspécialisent, il me semble que c’est oublier qu’une des qualités de la discipline est bien son sens de la synthèse des rapports que les humains ont avec leur milieu. (1)
Ce rapport est au cœur de la pensée du dernier auteur dont je parlerai aujourd’hui. Il s’agit de l’écologiste Pierre Dansereau. Je l’ai découvert dans le bon vieux Répertoire québécois des outils planétaires que Mainmise avait publié vers 1975. On y faisait grand cas de ce volume qui introduisait une grande étude sur l’impact écologique du défunt aéroport de Mirabel. Dansereau est l’un des derniers survivants de ce groupe d’hommes exceptionnels que Marie-Victorin avait réunis autour de lui, il sera d'ailleurs centenaire cette année. C’est un penseur original qui a voulu faire un pont entre l’écologie bio-biologique et les sciences humaines. Ainsi, contre la classique pyramide de transformation/prédation/recyclage des milieux naturels, il propose la boule de flèche qui permet d’élargir la notion d’écosystème aux paysages et territoires humanisés.(2) Par exemple, l’appartement où vous vivez est un écosystème qui importe d’autres écosystèmes des produits (de l’électricité aux aliments) qui y sont utilisés et dont les résidus sont ensuite exportés vers d’autres écosystèmes, un dépotoir, disons.
Cette manière de voir le monde comme un réseau d’écosystèmes interreliés a été pour moi une révélation importante qui m’a permis de m’initier ensuite à la systémique et d’intégrer toutes les notions que j’ai pu apprendre dans mes études. Cela s’est d’ailleurs terminé par mon interminable mémoire de maîtrise où, à l’aide des concepts proposés par Dansereau, je me suis amusé à construire l’histoire écologique ou la géohistoire d’un village des Cantons de l’Est. Et pas besoin de vous dire que quand mon directeur m’a proposé monsieur Dansereau comme lecteur externe du mémoire j’ai été plus qu’honoré. Il avait 94 ans et je pense que j’ai été son dernier étudiant. Il a bien aimé mon travail. (3)
(1) En bon universitaire, Blanchard a publié tout le contenu des ses cinq grands livres dans la Revue de géographie alpine qu'il avait d'ailleurs fondée. On peut les retrouver dans
le merveilleux portail Persée, qui a numérisé bien des revues savantes, suffit d'y écrire (en recherche avancée) en titre Études canadiennes et en auteur Blanchard et magie tous les articles sont disponibles en fichiers pdf.
(2) Pour comprendre la pensée de Pierre Dansereau dans ces années là,
il y a cet entretien avec Joël Le Bigot, du temps où il savait se taire.
(3) Pour connaître l'homme tel qu'il est, il y a ce documentaire que son cousin Fernand Dansereau lui a consacré. Son titre,
Quelques raisons d'espérer résume bien ce qu'il est, et pour l'avoir rencontré avec un groupe mes étudiants, c'est tout à fait lui. Simplement humain. Avec son drôle d'accent d'Outremont.