9 novembre 2005

L'époque loufoque

François Ricard est un de ces intellectuels québécois que j’aime bien. On l’entendait autrefois aux émissions littéraires de Radio Canada, il fait partie de ce groupe qui a longtemps tourné autour de la revue Liberté. Professeur à McGill, auteur de La génération lyrique, dont il est un bon représentant, c’est une autorité sur Gabrielle Roy et Kundera.

Voilà qu’il publie chez Boréal, dans la collection Papiers collés qu'il dirige, un recueil de ses écrits sous le titre Chroniques d’un temps loufoque. Comme de coutume dans ce genre de sport, il y a à boire et à manger. On va de la critique littéraire (Houellebec, Duteurtre, Kundera) en passant par les humeurs, l’essai plus sérieux et toujours l’humour, l’ironie ou au moins le sourire en coin.


Dans sa critique du monde actuel, on le sent très proche de Philippe Murray ou de Duteurtre. Pas surprenant d’ailleurs puisque que ces textes viennent tous de la revue L’atelier du roman, repaire de cette mouvance littéraire. En ce sens, sa critique du temps présent emprunte beaucoup à Murray, moins le style et la mauvaise foi. Par contre, il est doucement féroce quand vient le temps de passer certains de ses collègues universitaires à la moulinette.


Moi qui connaît assez bien le monde universitaire mais très peu la critique littéraire qu’on y pratique je me suis bidonné à le lire sur les grilles d’analyse qui sévissent dans son domaine. Disons que Ricard est un païen de ces approches hautement théoriques. Il aime la littérature pour ce qu’elle est, pas pour la glose qu’elle suscite. Pour lui l’œuvre est unique et si le critique doit la placer dans son contexte, elle ne se réduit pas «à la connaissance de ses déterminations (idéologiques, génériques linguistiques, sociopolitiques ». Ricard remarque que ce champ théorique débouche sur les Cultural Studies anglo-saxonnes où tout texte (BD, publicité, etc.) est aussi pertinent à étudier que Madame Bovary ou La recherche du temps perdu. Et je vous épargne la défétichisation du texte et les propos assez hallucinants sur la traduction féministe qui doit s’affirmer comme co-créatrice des œuvres traduites, quitte à les modifier.

Ricard ironise sur ces courants qui refusent à l’auteur toute préséance et glorifient le critique ou le lecteur comme co-créateur de la littérature. Sa position est on le voit assez conservatrice en somme. Elle a cependant le mérite de ramener certaines constructions universitaires à ce qu’elles sont, un discours auto congratulant de pairs qui se doivent de citer les auteurs à la mode pour percer dans le domaine.

En ce sens, cette critique m’apparaît valable dans bien des champs de la connaissance contemporaine. En géographie anglo-saxonne, point de salut hors de la postmodernité. Elle a curieusement un peu plus épargné la géographie francophone, même si le corpus des auteurs postmodenisants est essentiellement français (Derrida, Foucault, Baudrillard, etc.). Pour ma part j’ai lu ma dose géographies post-modernes. Elles ont le mérite de tenter de cerner la création des représentations du territoire que s’en font les habitants. Mais à l’usage cette approche a quelque chose de stérilisant puisqu’elle me semble donner plus de place à l’observateur qu’au territoire lui-même.


Ricard attire l’attention sur une remarque de la philosophe Hannah Arendt qui reprochait aux sciences humaines «le silence que l’expert se donne le droit d’imposer aux sujets qu’il étudie». Mi science humaine mi science physique, la géographie y a traditionnellement un peu échappé, comptant sur le terrain pour s’accomplir. Cette humilité a été son salut, dicté aussi par la difficulté de produire une théorie qui sache expliquer les paysages créés par les humains. Trop de facteurs, de particularismes sont en jeu pour qu’une théorie soit possible.

Et disons-le, ça fait longtemps que les géographes savent que les habitants d’un territoire en savent infiniment plus que lui à son sujet.


Dommage qu’on l’ait trop souvent oublié en travaillant devant les ordis.

Ricard, François (2005). Chroniques d’un temps loufoque, Boréal, Montréal, 178 p.

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