12 décembre 2009

Un prix Nobel téléspectateur: Maurice Allais

Depuis cet automne, je suis retombé dans un de mes vieux vices, la lecture hebdomadaire du Canard Enchaîné. J’ai toujours aimé cet hebdo à la mise en page inchangée ou presque depuis sa fondation en 1915. Et je me régale des turpitudes des politiques français d’autant plus que le décalage de l’Atlantique fait qu’il deviennent pour moi des personnages surréels d’un théâtre qui m’est étranger. Et en même temps, quoi de plus français que le Canard, râleur, grande gueule et ironique.


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Je dois au Canard de cette semaine de signaler cette lettre ouverte aux Français que signe leur seul prix Nobel d’économique dans le numéro papier de cette semaine de l’hebdo Marianne. À 97 ans, Maurice Allais a toute la verve de son homonyme Alphonse pour remettre à leur place certains dogmes économiques qui sont la cause de la crise des derniers mois voire des dernières années. Il faudrait tout citer ce texte que reprend Étienne Chouard sur son blogue.


Sur les causes immédiates de la crise, Allais rejoint les constats de Krugman, Steiglitz et tant d’autres: la déréglementation aveugle des marchés financiers aux mains de banquiers et financiers avides d’argent pour leurs actionnaires amène trop de spéculation et fragilise le système monétaire international. Par ailleurs, le libre échange mondialisé détruit les emplois des pays à haut salaires et délocalise la production vers les pays pauvres. Toutes choses que Allais constatait et analysait... en 1998. * Et il constate que les changements annoncés au G20 ne seront que cosmétiques.


La conclusion de sa lettre ouverte de ce mois de décembre mérite que je la repique intégralement:


«Les commentateurs économiques que je vois s'exprimer régulièrement à la télévision pour analyser les causes de l'actuelle crise sont fréquemment les mêmes qui y venaient auparavant pour analyser la bonne conjoncture avec une parfaite sérénité. Ils n'avaient pas annoncé l'arrivée de la crise, et ils ne proposent pour la plupart d'entre eux rien de sérieux pour en sortir. Mais on les invite encore. Pour ma part, je n'étais pas convié sur les plateaux de télévision quand j'annonçais, et j'écrivais, il y a plus de dix ans, qu'une crise majeure accompagnée d'un chômage incontrôlé allait bientôt se produire, je fais partie de ceux qui n'ont pas été admis à expliquer aux Français ce que sont les origines réelles de la crise alors qu'ils ont été dépossédés de tout pouvoir réel sur leur propre monnaie, au profit des banquiers. Par le passé, j'ai fait transmettre à certaines émissions économiques auxquelles j'assistais en téléspectateur le message que j'étais disposé à venir parler de ce que sont progressivement devenues les banques actuelles, le rôle véritablement dangereux des traders, et pourquoi certaines vérités ne sont pas dites à leur sujet. Aucune réponse, même négative, n'est venue d'aucune chaîne de télévision et ce durant des années.


Cette attitude répétée soulève un problème concernant les grands médias en France : certains experts y sont autorisés et d'autres, interdits. Bien que je sois un expert internationalement reconnu sur les crises économiques, notamment celles de 1929 ou de 1987, ma situation présente peut donc se résumer de la manière suivante : je suis un téléspectateur. Un prix Nobel... téléspectateur, Je me retrouve face à ce qu'affirment les spécialistes régulièrement invités, quant à eux, sur les plateaux de télévision, tels que certains universitaires ou des analystes financiers qui garantissent bien comprendre ce qui se passe et savoir ce qu'il faut faire. Alors qu'en réalité ils ne comprennent rien. Leur situation rejoint celle que j'avais constatée lorsque je m'étais rendu en 1933 aux États-Unis, avec l'objectif d'étudier la crise qui y sévissait, son chômage et ses sans-abri : il y régnait une incompréhension intellectuelle totale. Aujourd'hui également, ces experts se trompent dans leurs explications. Certains se trompent doublement en ignorant leur ignorance, mais d'autres, qui la connaissent et pourtant la dissimulent, trompent ainsi les Français.


Cette ignorance et surtout la volonté de la cacher grâce à certains médias dénotent un pourrissement du débat et de l'intelligence, par le fait d'intérêts particuliers souvent liés à l'argent. Des intérêts qui souhaitent que l'ordre économique actuel, qui fonctionne à leur avantage, perdure tel qu'il est. Parmi eux se trouvent en particulier les multinationales qui sont les principales bénéficiaires, avec les milieux boursiers et bancaires, d'un mécanisme économique qui les enrichit, tandis qu'il appauvrit la majorité de la population française mais aussi mondiale.


Question clé : quelle est la liberté véritable des grands médias ? Je parle de leur liberté par rapport au monde de la finance tout autant qu'aux sphères de la politique.

Deuxième question : qui détient de la sorte le pouvoir de décider qu'un expert est ou non autorisé à exprimer un libre commentaire dans la presse ?

Dernière question : pourquoi les causes de la crise telles qu'elles sont présentées aux Français par ces personnalités invitées sont-elles souvent le signe d'une profonde incompréhension de la réalité économique ? S'agit-il seulement de leur part d'ignorance ? C'est possible pour un certain nombre d'entre eux, mais pas pour tous. Ceux qui détiennent ce pouvoir de décision nous laissent le choix entre écouter des ignorants ou des trompeurs. •


Maurice Allais.


Dans un domaine où je suis beaucoup plus expert, je vous dirais que ce jugement s’applique tout aussi bien aux crises environnementales de notre temps.


Copenhague ou pas.


* On trouvera une bon résumé de l'analyse et des solutions à la crise que proposait Maurice Allais en 1998 sur le site d'Étienne Chouard, (document pdf)



2 commentaires:

Daniel a dit...

Très pertinent cette lettre publique de monsieur Allais.

magoua a dit...

J'aime bien ce genre de vieux monsieur respecté, respectable et iconoclaste. Ça fait penser à René Dumont.